23 février
Encore un superbe après midi
passé à éviter le froid et la grisaille parisienne de la
surface. Petite descente de huit heures passées en compagnie
de deux fidèles compères. C'était la première pour Piero, il
flippait un peu quand on est passé devant un couple de
pervenches à la tache le long de la rue des Plantes. Mais il
s'est vite détendu une fois entré dans les entrailles douces
et feutrées de la ville. Les galeries basses, puis le dos
droit, nous avons fait une bonne balade dans le dédale des
carrières souterraines de Paris. Le ventre de Paris, on
connaît cette appellation des Halles, mais ce lieu devrait
porter ce nom, d'où la matière brute des bâtiments anciens a
été puisée pour alimenter la ville de ses structures. Ces
souterrains, les plus profondément enfouis de Paris, sont à la
fois le support viscéral de la ville, sa chambre gestative
d'où elle naquit, mais aussi telle des couches de sédiments
profondément enfouis, ils conservent des vestiges presque
intactes de son passé. Autant de parisiens vivent et
grouillent sur la croûte du présent, que d'ancêtres parisiens
gisent écartelés dans les nimbes souterraines.
Les ossuaires ont bien plus
à Piero. Il n'avait même jamais visité l'ossuaire officiel de
Denfer-Rocherauld. C'était donc sa première rencontre physique
avec des morts.
24 février
L'hiver est froid cette
année. Je suis donc retourné faire visiter à des amis les
Catacombes et carrières de Paris. J'étais ravi le pic-nic
qu'ils avaient amené été délicieux.
12 mars
Après avoir exploré quelques
heures des galeries inconnues, je me suis séparé de mes deux
acolytes, une dizaine de minutes m'a-t-il semblé. Il m'est
arrivé une chose peu banale. Je leur avais dit de m'attendre
ici le temps d'aller jeter un œil au-delà de la chatière
adjacente pour voir, aller plus loin. J'ai tourné à gauche
deux fois. Je me suis retrouvé dans un petit renfoncement
étroit, où néanmoins je pouvais me tenir accroupi dans une
flaque boueuse. Le ciel de la carrière était magnifique, bien
que bas. De très longues fistuleuses translucides
s'extirpaient hors de la masse au fond du cul de sac. Je
promenais mon regard le long de ces formations exceptionnelles
avec la lenteur de l'émerveillé. Le cou tournée au quart, je
sursaute et mon cœur me monte aux lèvres. Je sens la violente
injection d'adrénaline se dissiper le long de mes muscles
alertes. Quelqu'un, à cinquante centimètres de mon visage me
fixait de ses yeux vides et sombres. Les orbites
creuses, un crane parfaitement intacte était posé sur le
remblai calcifié où j'avais la main. Il semblait être posé là
comme une fleur, loin des ossuaires, comme s'il s'était
déplacé récemment. Mais un goutte à goutte lui perlait sur le
crâne depuis suffisamment longtemps pour que le calcaire ai
précipité en trainées blanches transparentes, contrastant avec
l'orangé de son teint. Il semblait me sourire. Petit,
solitaire, je reviendrais te voir. Je retourne à mes esprits,
je me rappelle avoir abandonné mes amis, et je retourne en
hâte les rejoindre. « Rien à signaler de ce
côté-là » je leur ai dis. Comme s'il y avait un secret à
protéger. Ils se sont plaint que je les avais laissés plus de
trois quart d'heure seuls, sans explications. Je crois qu'ils
m'ont fait marcher.
17 mars
Semaine éprouvante. Je n'ai
cessé de penser à ce crâne. Il faut que je retourne le voir,
je ne l'ai pas bien vu. Il était si parfait dans mon souvenir.
18 mars
Je suis retourné voir mon
ami, le crâne. Il n'avait pas bougé. Je reconnus mes traces de
pas dans la boue de la dernière fois. Je l'ai observé un
certain temps. Il est si petit. On dirait un enfant. Si
quelqu'un venait à passer là et le prendre, je serais bien
triste de ne plus le revoir.
23 mars
Je suis retourné voir mon
petit crâne, je devais le prendre en photo pour avoir une
trace au cas où il disparaisse.
28 mars
J'ai fait développer les
photos, elles sont toutes floues avec un halot blanc en
travers. Il faut vraiment que je change d'appareil photo.
30 mars
Mon esprit ne se calme plus
le soir. Je n'arrive plus à dormir depuis une semaine. Je dois
arrêter le café, ce n'est pas bon pour moi. Le soir arrive et
une grande agitation m'attise. Je n'arrive pas à m'endormir
avant le lever du jour. Je regarde mes photos ratées du crâne
et écrit des notes pour penser à autre chose. Je suis obsédé à
l'idée de retourner dans le dédale.
31 mars
J'ai invoqué l'excuse de la
souffrance pour ne pas aller bosser aujourd'hui. Mais je n'ai
pas pu tenir dans mon lit ce matin. 1h après avoir prévenu mes
collègues que je ne viendrais pas aujourd'hui et peut être les
jours à venir, je me suis précipité dans l'épicerie du coin de
la rue pour faire le plein. Du saucisson, du fromage, des
raviolis, des bougies, plein de piles, de l'eau et mon
journal. Chargé comme une mule, je me suis précipité dans les
souterrains en espérant ne pas être vu d'une connaissance. Je
suis maintenant là devant lui. En m'approchant j'ai voulu le
toucher. Son contact est froid mais doux. Mes doigts se sont
arrêtés le long de l'articulation fibreuse immobile. La suture
sagittale est impressionnante, un emboitement complexe parfait
des deux os latéraux finement découpés. Mon doigt passe sur
une aspérité, je ressens comme une décharge légère
d'électricité statique ou de stress. Je repose la tête en me
disant « c'était quelqu'un », je vais trop loin.
Touches avec les yeux ». Je me suis calé contre la paroi
opposée. C'est un endroit parfait pour bivouaquer, je sens le
sommeil tant attendu monter en moi comme une bouteille que
l'on remplit d'eau chaude.
1 avril
Ce matin en me réveillant
j'ai cru rêver, le crâne était légèrement de profil. Après je
me suis dis que j'avais tellement vu le crâne dans une
position sur les photos et les fois précédente que le fait de
l'avoir pris en main et reposer légèrement différemment avait
dû me toucher. Sacré toi, j'ai cru un poisson d'avril.
J'ai fait un petit tour dans
le réseau mais suis vite revenu à mes affaires, et je l'ai
regardé longtemps, comme si j'attendais qu'il me parle.
3 avril
Je n'ai plus aucun mal à
dormir et je sens avoir complètement récupéré. Il faut dire
que les carrières sont silencieuses et le noir de la nuit et
du jour y est total.
Je n'ai plus de provisions
et il faudrait penser à retourner travailler avant que les
autres ne s'inquiètent.
6 avril
Dur reprise du boulot, je
m'étais trompé, je suis resté cinq jours dans les souterrain,
on perd vite la notion du temps là-dessous.
9 avril
Je suis retourné voir Caren.
C'est le nom que j'ai donné au petit crâne. Elle est là. Mais
j'ai failli la trahir, un groupe de gens me suivait de loin,
j'ai du faire un détour de plusieurs kilomètres pour qu'ils ne
puissent pas comprendre où j'allais.
10 avril
Cette fois j'ai dépassé les
bornes, j'angoissais tellement de perdre Caren une fois pour
toute que je l'ai ramené à l'extérieur, puis chez moi. Je sens
que c'est une bêtise, mais il est là sur mon bureau à coté de
la géode d'améthyste trouvé il y a quelques années au Brésil.
Il trône tel un trophée. Et je commence déjà à regretter.
Mérite t elle ça ? La culpabilité me dévore.
14 avril
Je n'ai rien dit à personne
au sujet de Caren, et je refuse systématiquement toute visite.
Je suis bien content qu'elle soit près de moi. Je dors
maintenant d'un sommeil lourd et profond et me réveille le
matin frais comme un gardon comme si la nuit était passée en
une seule minute. Je suis de bonne humeur au bureau, mais je
rentre le plus tôt possible pour retrouver mon chez moi. Dans
le salon, il n'y a plus qu'elle, mon regard ne se pose sur
rien d'autre, la pièce est devenue vide. Je pense au
philosophe des siècles lumières qui mettait un crâne sur leur
bureau pour trouver l'inspiration. La mort matérialisée
par l'ossement lisse a quelque chose de rassurant, il n'y a
plus aucune violence dans cet état. La transition est faite,
les stigmates de la souffrance disparus. La mort a quelque
chose de fascinant, aucun vivant ne la connaît, mais elle nous
attend tous. Ca parait complètement irréel, moi aussi, quand
est ce que j'ai rendez vous avec elle ? Un jour je
rejoindrais Caren et tout redeviendra calme. Cette transition
a quelque chose de surnaturel, on ne peut pas y croire tant on
l'attend. Et quand elle arrive on n'y croit qu'à la dernière
seconde, le plus tard possible, pourquoi l'ignorer tout ce
temps ?
15 avril
Je me suis réveillé en
sueur, avant le lever du jour, j'avais un mal de crâne
transperçant. Je me suis rendormi, j'ai dormi d'un trait
jusqu'à midi. Je ne suis pas allé travailler, encore. En me
douchant j'ai remarqué de la terre sous mes ongles et je me
suis rappelé avoir rêvé que c'était du sang.
Je reste toute la journée
terré à l'intérieur, vidé de toute énergie. J'ai fait une
petite sieste sans conviction. A la fin de la journée j'ai
réalisé être assoiffé et n'avoir pas but une goutte depuis le
matin.
16 avril
Je n'ai toujours pas bien
dormi et j'ai encore de la terre sous les ongles pourtant
cette fois je suis sur de ne pas être sorti hors de l'appart
depuis ma dernière douche. Je n'ai plus aucune énergie, mon
corps est lourd et je me traine. Est-ce que je ne serais pas
malade ?
Je n'ai même pas trouvé
l'énergie de sortir voir un médecin.
19 avril
J'ai rêvé que je descendais
dans les carrières, je ne me rappelle plus bien. Je suis
frustré de ne plus y descendre en ce moment, je suis trop
crevé. Le
boulot m'exténue et je suis
inefficace. Le soir j'ai à peine le courage d'absorber un bol
de ramen ‘instant noddle'.
20 avril
Cette fois j'ai des images
claires de mon rêve. Je rampais dans une chatière sur les
ossements mais je n'étais pas complètement moi-même, comme
drogué ou à moitié endormi. D'abord j'ai fais le tour du
carrefour des morts plusieurs fois sans me rappeler par quel
escalier je devais descendre au niveau inférieur. Puis je me
suis assis dans un angle et j'ai gratté le sol de part et
d'autre de mes cuisses pour réfléchir. L'instant d'après je me
suis retrouvé endormi dans cette chatière sans savoir par quel
coté je devais partir.
21 avril
Encore le même rêve, je suis
cette fois coincé dans la chatière en ayant avancé trop loin
sur les ossements se rapprochant du ciel du boyau. En essayant
de ramper à reculons, les ossements hétéroclites roulent sous
mon corps et se dressent à mon encontre. Plus je me précipite
et moins j'ai de place. Je me rappelle avant m'être réveillé
avoir répéter « c'est comme les couches de sédiments, la
plus jeune est dessus. »
23 avril
Le patron me demande de
rattraper les heures perdues je n'ai plus un instant à moi. En
rentrant, j'ai commandé une pizza. J'ai posé le carton sur le
bureau. J'ai fait un bond en sortant de ma douche. Un cafard
parcourrait la tranche de la boîte. J'ai balancé ma serviette
par-dessus et en courant du regard après le fugitif, je tombe
sur Caren, qui devient sa protectrice. Je trouve son sourire
exagérée et sarcastique.
25 avril
Cette nuit dans mon rêve
j'ai transféré des ossements d'un étage à un autre. Puis j'ai
entendu un groupe arriver au loin. Je me suis caché et plus
ils s'approchaient plus ma respiration devenait bruyante sans
que je ne puisse cacher le son.
4 mai
Les beaux jours
reviennent doucement, je réalise que cela fait un mois
que je ne suis pas descendu dans les souterrains de Paris. Je
n'aime pas l'idée de partir longtemps de l'appart. Mais
aujourd'hui je suis allé y faire un saut. Je ne suis pas resté
longtemps je ne pensais qu'à rentrer chez moi. J'ai des
courbatures ce soir pourtant.
5 mai
De nouveau de la terre sous
les ongles, et des courbatures, je crois que j'ai de la
fièvre. Caren parait desséchée sur mon bureau, la
concrétion sur son crâne lui donne un teint albâtre. Je ne me
suis pas levé de la journée.
6 mai
Décidément je ne suis pas
bien, il fait beau dehors et moi je suis au lit. J'appelle un
médecin de garde qui m'a prescrit quelques médicaments sans
incidence. Etat grippal. Tu parles, j'avais deviné.
Pas de force de se lever.
7 mai
J'ai mangé mais cela ne va
pas mieux. La nuit je me réveille en sueur ou glacé, je ne
supporte plus la lumière.
8 mai
Toujours au lit, je n'ai pas
plus de force, aller au toilettes me demande un effort
considérable, j'ai l'impression de chercher l'air comme si
j'étais à 3000mètres d'altitude, ou au fond d'un gouffre
chargé en CO2.
9 mai
Je ne me sens toujours pas
mieux mais je me suis levé en pleine nuit conscient cette
fois. Mon corps été lourd et douloureux et refuser d'y aller
mais il était comme forcé par une énergie que je ne connais
pas. Je suis descendu dans la cour, et là, j'ai réalisé. Je
suis peut être somnambule. C'est terrible ce qui m'arrive.
10 mai
Je me suis réveillé dans la
rue. Je ne contrôle plus mes crises. Mon corps refuse tout
effort mais les mouvements artificiels l'animent contre son
grès. Je ne peux voir personne dans cet état là. On me
jugerait fous, et qui sais ce que je serais capable
d'accomplir.
12 mai
J'ai l'impression que Caren
a blanchie. Pourquoi ne m'en suis-je pas aperçu plus
tôt ? En me levant ce matin un bourdonnement sourd
vibrait dans ma tête, je n'entends plus l'extérieur, je me
sens loin, comme prisonnier tout au fond de mon corps. Parfois
mon cerveau est comme privé d'oxygène, pendant un instant j'ai
l'impression qu'il est déconnecté, puis un vertige et d'un
coup je respire de nouveau. Si je raconte ca, on me prendra
pour un dément. Suis-je devenu fou ? Je ne dois plus
sortir de chez moi. Si on me voit fou de l'extérieur, mon
dernier rempart sera engloutit, je ne pourrais plus lutter.
J'ai passé Caren sous l'eau
pour lui redonner sa teinte orangée.
Les drogues chimiques me
font retrouver un sommeil artificiel et sans rêve.
13 mai
Je me suis réveillé, il y
avait du sang sur le coussin. J'ai une bosse sur le crâne et
de la terre sous les ongles. Je ne sais plus quoi penser. J'ai
passé la journée au lit. Caren me regardes toujours de son
sourire moqueur. Est-ce que je devrais la ramener. Hors de
question !
Si on me voit avec, on
m'accusera de profanation de sépulture.
14 mai
J'ai essayé de ramener
Caren. Il y avait un foutoir pas possible là où je l'avais
trouvé, un tas d'ossement hétéroclites amassés, et les
stalactites aux sols. Maintenant, quelqu'un d'autre est passé
ici. Je n'ai pas pu laisser Caren, je l'ai ramenée avec moi.
15 mai
Un os ! Il y a
maintenant un fémur à côté de Caren ! Quelqu'un c'est
foutu de moi ! Quelqu'un sait… je suis très inquiet. Je
vais tout ramener là où j'ai été la première fois,
tanpis !
20mai
Il y a quatre jours je me
suis réveillé, debout au milieu de l'ossuaire du niveau
inférieur de Montparnasse, après avoir heurté le ciel de plein
fouet, j'avais des ossements pleins les bras, ils se sont
étalés autour de moi dans ma chute. Et j'étais incapable de me
relever, pendant un moment j'étais paralysé, plaqué au sol. Je
me suis d'un seul coup relevé sans en avoir eu l'intention,
j'ai ramassé ceux qui été dans mes bras un instant avant, mon
corps ne me répondait plus, et j'étais à deux doigts de
défaillir. Mon pouls lent, ma vue brouillée, comme si je
voyais la scène du fond d'un long tunnel noir à l'intérieur de
mon crâne. Je n'entendais rien qu'un bourdonnement continu.
Même mes pas dans les flaques raisonnés comme un écho, avec
retard, et comme si le son se diluait dans le temps. Je suis
rentré, comme un zombie, presque les yeux fermés, tellement la
lumière m'éblouissait. Mes pas m'ont portés jusqu'à mon lit
après avoir délicatement posé tout les ossements un à un à
coté de Caren.
Elle est complète
maintenant. Presque. J'ai du sang qui coule le long de mon
arcade et suit l'arrête de mon nez aujourd'hui, sûrement quand
je me suis assommé cette nuit encore. Je ne sens pas la
douleur, est ce que je suis mort ? Elle a gagné, m'a
complètement envahi. Elle est chez moi, et moi je ne contrôle
plus rien. Mon corps m'a quitté, ou bien est ce moi qui l'ai
fuit ? Je me vois de l'extérieur me remonter le drap sous
le menton. Que vais-je devenir ?